le musicien

Publié le par fraginfo

 


Yiruma River Flows in You

Le musicien

 

Il avait appris tout petit à jouer du piano, il ne savait pas comment, ça lui était venu tout seul en écoutant du Chopin. Les notes lui apparaissaient telles des étoiles mélodieuses voletant au-dessus de sa tête et bourdonnant délicatement à ses oreilles. Il ne s’intéressait pas comme les enfants de son âge aux jeux vidéo ni à internet. Il ne vivait que pour sa passion : la musique, en fait, il ne savait pas que ça portait un nom, pour lui c’était plutôt de la magie. Il aurait volontiers donné un nom à cette passion mais il ignorait que c’en était une, c’était surtout une raison de vivre, une façon d’être.

La musique le rendait rêveur, absent même ; en classe ses professeurs disaient qu’il n’écoutait pas, mais son esprit était entièrement attiré par son art préféré, il ne pouvait pas s’en détacher. Il essayait de se raccrocher au cours, de répondre aux questions, mais rapidement ses efforts s’effilochaient, et son esprit partait dans des effluves musicales qu’il ne pouvait maîtriser.

Le soir,  rentré à la maison, il reprenait les sons qu’il avait entendus dans sa tête toute la journée et les couchait sur des portées, puis il s’installait à son piano et la mélodie prenait vie sous l’émerveillement de ses parents qui l’écoutaient sans impatience ni lassitude ; ils étaient pourtant inquiets de ses résultats scolaires mais il semblait tellement se réaliser et s’épanouir qu’ils n’osaient pas lui faire des reproches ; ils savaient qu’ils auraient été vains et même nuisibles

Alors ils attendaient la fin d’une mélodie pour le convier à table, ou pour lui intimer l’ordre d’aller se coucher. Il était encore jeune, il avait besoin de sommeil. Il dormait bien, profondément, mais ses nuits étaient peuplées de concerts, de pianos et de notes de musique. Quand il se levait le matin, avant même de prendre son petit déjeuner, il écrivait ses notes apprises à son insu pendant la nuit.

Son professeur de musique était surpris et même émerveillé qu’il pût retenir et reproduire aussi facilement les morceaux qu’il  proposait ; il sentait bien qu’il n’était pas à sa place dans cette classe et donc proposa à ses parents de l’inscrire au conservatoire.

Mais les parents savaient bien que Dominick n’en avait pas besoin, qu’il en savait autant, sinon plus que les professeurs du conservatoire. Dominick ne faisait que progresser et avait un désir de perfection qui l’attelait à son instrument des heures durant.

 Quand ils partaient en vacances il devait bien entendu s’en passer, alors, il s’équipait de partitions vierges et chantonnait toute la journée des airs qu’il reproduisait inlassablement sur les portées. Quand ils allaient sur la plage il emportait un petit dictaphone dans lequel il enregistrait ses pensées musicales. Parfois sa mère arrivait à le prendre par surprise et l’emmenait se  baigner ; il barbotait quelques minutes, et se surprenait même à arroser sa mère et à éclabousser les autres baigneurs. Il s’étonnait car en dehors de la musique rien ne l’intéressait. Quand il retournait sur la plage il se conduisait comme les autres garçons de son âge, il poursuivait son père, lui envoyait du sable dans le dos puis il s’allongeait sur sa serviette sur le ventre et sommeillait, la tête posée sur les coudes et se mettait à rêvasser : Il rêvait qu’il devenait un grand pianiste et qu’il jouait dans les plus grandes salles du monde : à Tokyo, à New York, à Dubai…

Il ne voyait pas le succès mais plutôt la volupté avec laquelle ses doigts effleureraient les touches de son instrument ; toute sa vie d’adulte ne serait vouée qu’à la musique, il n’envisageait même pas d’avoir une vie de famille.

 

286.JPG         Une nuit, la vie de toute la famille bascula, un incendie avait pris dans le sous-sol, sans doute dû à un court-circuit, la maison s’embrasa très vite. Les parents furent évacués rapidement par les pompiers mais la chambre de Dominick était devenue inaccessible, les flammes léchaient le plafond et empêchaient les sauveteurs de progresser. Profitant d’une accalmie, l’un d’entre eux se précipita et sortit l’enfant encore bercé par ses rêves musicaux dans le jardin. On s’aperçut avec horreur que ses deux mains avaient été brûlées et qu’il ne restait plus que des lambeaux de chair.

Ses deux parents le suivirent à l’hôpital où le diagnostic vital était garanti, mais les mains étaient trop abimées pour pouvoir se prononcer à leur égard. Il fut transporté dans le service des grands brûlés où il resta des mois. Il refusait de se réveiller, il préférait rester avec sa musique dans la tête puisque ses mains lui semblaient devenues inutiles dorénavant.

Il était entré dans un profond coma, ce qui inquiétait tout le monde. On expliqua aux parents que ça arrivait lorsque le réveil serait trop traumatisant pour le patient ; il préférait rester entre deux mondes plutôt que de se réveiller et avoir à faire face à une situation ingérable. Tous les matins et tous les soirs ses parents le veillaient et lui faisaient écouter ses musiques favorites ; mais rien n’y faisait, il ne bougeait pas, juste parfois un clignement de paupière. Il resta ainsi inerte pendant des mois ; un jour une jeune malade en fauteuil roulant s’arrêta devant sa porte laissée ouverte par l’infirmière, elle regarda à droite, à gauche, puis décida de passer la porte. Elle fut d’abord intriguée par ce corps inerte, par le respirateur qui ressemblait à une grande pompe et qui faisait du bruit, par toutes ces perfusions qui semblaient dégueuler de son corps, elle entendit un bruit et fut surprise par le docteur qui lui intima immédiatement l’ordre de sortir. En sortant, elle croisa un couple qui se dirigeait vers le lit, et supposa immédiatement qu’il s’agissait de ses parents ; elle les attendit alors dans le couloir, elle dût attendre quelques heures ; après plusieurs rappels à l’ordre du personnel soignant elle finit par les voir sortir de la chambre . Elle se dirigea vers eux et engagea la conversation simplement, comme seul un enfant sait le faire : « bonjour,je m’appelle Isabelle, il a quoi votre fils ? », les parents surpris mais non fâchés lui expliquèrent :

 

« il est dans le coma »

-C’est quoi le coma ?

- C’est comme un sommeil profond.

-Et pourquoi il se réveille pas ?

- Parce qu’il a les mains brûlées .

-Ah et c’est grave ?

- oui, il ne pourra plus jamais jouer du piano, ses mains sont trop blessées.

-C’est triste !

-Oui, au revoir…

-Isabelle

-au revoir, Isabelle. »

Quelques pas après, la mère se retourna et lui demanda :

« et toi, de quoi souffres-tu ?

-Moi j’ai été renversée par une voiture, le chauffeur était ivre, je ne pourrai plus jamais me servir de mes jambes, mais par contre je peux me servir de mes mains.

-Tu sais jouer du piano ?

-Non mais j’aimerais bien apprendre, vous voulez bien m’aider ?

-oui bien sûr balbutia le père de Dominick, mais il n’y a pas de piano ici.

-Oh mais si vous m’invitez chez vous, je pourrai peut-être me servir de l’instrument de votre fils, il s’appelle comment au fait ?

-Dominick

-Vous croyez que Dominick sera d’accord ?

-Oh je pense qu’il serait d’accord s’il pouvait le dire mais il faudrait rencontrer tes parents pour en discuter. »

Le lendemain, les parents d’Isabelle et de Dominick firent connaissance, il fut convenu d’un dimanche pour aller voir le fameux piano.

« Est-ce que tu sais lire la musique ? » demanda Monsieur .Leguen, le père de Dominick.

« Non, mais j’apprends très vite, vous savez ».

M. et Mme Leguen furent comme ensorcelés par la pureté et la magie que diffusait cette jeune fille.

Ils lui payèrent des leçons de piano.

De son côté chaque fois qu’elle se rendait à l’hôpital, elle payait une visite à Dominick ; les infirmières s’étaient habituées et avaient cessé de la chasser de la chambre, considérant que tout contact avec l’extérieur ne pouvait que lui être bénéfique. Elle lui racontait ses progrès au piano, lui parlait des pianistes qu’elle commençait à connaître.

Un moment elle se mit à lui chantonner un des airs qu’il avait écrits. Elle lui tenait la main comme de coutume, mais pour la première fois elle sentit comme un frisson lui parcourir les doigts ; elle appela alors aussitôt l’infirmière, et le docteur constata que le graphisme de l’encéphalogramme de son patient s’était modifié.

« Il est trop tôt pour se prononcer », affirma-t-il d’un ton péremptoire. Mais Isabelle savait au fond d’elle-même maintenant qu’il allait se réveiller, elle en avait la conviction.

« Je vais encore progresser en musique pour te faire plaisir », lui chuchota-t-elle à l’oreille. Là, il eut une sorte de mouvement à peine perceptible de la tête. Le cœur d’Isabelle se remplit d’optimisme et de bonheur.

Elle sortit avec son fauteuil roulant tout en chantonnant des airs de piano. Ses parents la trouvèrent plus gaie que d’habitude, ce qui leur insuffla un nouvel espoir de vie. Leur fille avait beau être paraplégique, elle faisait preuve d’une énergie et d’un optimisme qui les satisfaisait pleinement. Ils s’accrochaient à son sourire, à sa bonne humeur qui leur donnaient du baume au cœur. D’autant plus que récemment le chauffard responsable de l’accident de leur fille avait été retrouvé lors d’un autre accident causé par son taux d’alcoolémie. Son procès était prévu pour dans quelques semaines : enfin, justice allait peut-être être rendue ; même si Isabelle ne retrouvait pas l’usage des jambes, elle pourrait avoir ses soins pris en charge, ainsi que sa rééducation.

Isabelle ne voyait pas les choses de la même façon : bien sûr elle ne pouvait plus courir avec ses amies, certaines d’entre elles l’avaient abandonnée d’ailleurs au cas où ça serait contagieux. Cependant, lors de sa longue rééducation, elle avait appris à nager sans les jambes ce qui lui procurait un soulagement inestimable, elle avait entamé des processus d’introspection qui ne lui seraient pas venus à l’esprit il y a quelque temps de cela. Elle avait pardonné à son tortionnaire, ce qui lui permettait de se remplir le cœur de sérénité et d’apaisement.

Depuis qu’elle connaissait Dominick, elle avait un désir inconditionnel de lui venir en aide et donc de se perfectionner dans l’art qu’il caressait.

De jour en jour les progrès se faisaient sentir, jusqu’à ce qu’elle eût envie de s’enregistrer.

Elle porta une attention très profonde à son jeu de mains ce jour-là, s’interdisant les quelques fausses notes qui sortaient par instants de plus en plus rares. Quand elle joua cette fois-là , elle ressentit comme une sorte de transe qui l’emporta loin du monde, des horreurs de sa condition pendant quelques minutes. Elle sut alors que son destin était tracé, et pourtant elle n’avait que douze ans !

Elle porta cet enregistrement à l’hôpital. Elle reçut ses soins puis se rendit au chevet de Dominick, ses parents étaient là, et ils faisaient triste mine, le graphisme de l’encéphalogramme était redevenu plat.On leur avait expliqué que ça arrivait, que parfois, il y avait une tentative de réveil mais que le traumatisme aidant, le corps ne répondait pas aux efforts de l’esprit.

Isabelle s’éloigna discrètement en voyant la détresse de personnes qu’elle considérait déjà comme des amis.Mais ils la rappelèrent bien vite. Alors, elle s’approcha du lit, sortit son MP3 de sa poche, le posa délicatement sur l’oreille de son compagnon. Elle lui avait bien fait écouter une heure ses élucubrations musicales quand il ouvrit les yeux et la fixa intensément. Il ne bougeait pas, il ne faisait que la dévisager. Une joie sans retenue s’empara des deux parents. Sa mère se précipita sur le corps jusqu’à présent sans vie pour l’enserrer, alors que son père était parti avertir le docteur.

Quand il arriva dans la chambre, il demanda à tout le monde de sortir pour pouvoir mener à bien ses observations.

Une bonne demi-heure après qui sembla une éternité aux trois acolytes, le docteur sortit le sourire aux lèvres et annonca victorieux : « Il est bel et bien sorti de son coma ».

Sa remise en forme fut fastidieuse, il lui fallut des semaines entières pour parvenir à articuler un son. Isabelle persistait à lui poser sur l’oreille les enregistrements de ses productions musicales. Il essayait de répéter les phrases musicales mais aucune note harmonieuse ne voulait sortir de son larynx.

Quand il rentra chez lui, il savait marcher, se servir de ses bras dont il regardait les extrémités bandées avec une infinie tristesse.Quand il découvrit son piano, il s’effondra totalement ; c’est alors qu’Isabelle approcha avec difficulté, découvrit le clavier et se mit à jouer. Alors, Dominick s’assit auprès d’elle et entreprit d’entonner le morceau enchanteur qu’elle jouait.

Miraculeusement, les notes se laissaient articuler et même s’enchaîner harmonieusement dans sa bouche. Il retrouva un sourire depuis longtemps disparu de son visage ; il lui semblait qu’il revivait ! la musique lui faisait revivre tout son passé et même l’expérience si proche de la mort. Les souvenirs de son coma lui revenaient petit à petit.

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